Paris ne suffit pas. La neutralité climatique est un objectif trop faible.

Professeur Peter Droege
La Fondation Braillard Architectes, dans le cadre de son programme de culture et recherche The Eco-Century Project, poursuit sa lecture attentive de la réalité qui nous entoure, surtout dans ces moments particulièrement complexes dus à la pandémie. Nous entendons offrir à notre communauté des éléments de lecture, d’analyse et de compréhension de cette réalité, susceptibles de créer une dynamique de changement, à la fois imaginative et rigoureuse. Nous offrons ce mois la traduction de l’entretien du professeur Peter Droege dans le Klimat Reporter.
Source: Klimat Reporter

Regenerative Earth Decade: For a healthy planet, climate neutrality is not enough
EUROSOLAR’s Regenerative Decade shows the acceleration towards a climate-positive economy and regenerative society, essential for sustaining a healthy environment

 

Paris ne suffit pas.

La neutralité climatique est un objectif bien trop faible

 

Professeur Peter Droege

 

Tout le monde parle de neutralité climatique, de Net Zero d’ici 2050. Toutefois, ces concepts ne sont pas seulement insuffisants en tant qu’objectifs pour la société dans son ensemble et difficiles à mettre en œuvre en raison de leur imprécision de calcul. Ils ont également été fixés bien trop tardivement – environ 50 ans trop tard. Il est aussi illogique qu’irresponsable d’exiger la neutralité climatique avec 420 parties par million (ppm) de CO2 dans l’atmosphère aujourd’hui – ou probablement un peu moins de 500 ppm en 2050 – alors que 280 ppm équivalent CO2 correspondent à un niveau stable. Exigences et actions doivent systématiquement cibler la positivité climatique.

 

Tout le monde parle de l’Accord de Paris sur le Climat – et pourtant il est tout aussi évident que non seulement aucun pays au monde n’est prêt à atteindre ses objectifs dans un avenir prévisible, mais que l’Accord de Paris sur le climat lui-même visait déjà des objectifs insuffisants. Une augmentation de deux degrés, voire de 1,5 degrés, est manifestement trop élevée pour la stabilité des zones glaciaires de la Terre – de l’Arctique en passant par le permafrost au Groenland et des glaciers du monde entier à l’Antarctique : tout a commencé à fondre visiblement à partir d’une augmentation d’un demi-degré. Aujourd’hui, le réchauffement planétaire moyen comparé à l’époque pré-industrielle de 1750 est très probablement déjà supérieur à 2 degrés. Pour masquer cette incohérence flagrante, les rapports officiels ne font désormais référence qu’aux années 1860, 1990 et même 2006.

 

Grâce à une combinaison de tactiques habiles de retardement, et à un endormissement du public autour d’un sentiment de sécurité – apparemment soutenus par la science –, les industries de combustibles fossiles, mais aussi certains gouvernements se sont trompés eux-mêmes, ont trompé le monde, l’Europe et surtout les citoyens britanniques pendant des décennies.

 

Les mesures et les objectifs précédents en matière de « neutralité climatique » sur des périodes beaucoup trop longues de 20 à 30 ans, sont totalement inadéquats pour la dynamique climatique. Non seulement les émissions de CO2 ont atteint aujourd’hui les 150 %, mais elles continuent d’augmenter : les concentrations de méthane sont déjà trois fois plus élevées que ce qu’un climat stable peut tolérer, avec plus de 1 900 ppb (parts-per-billion) au lieu de 600. Pourtant, nombreux sont ceux qui préconisent encore le gaz naturel comme technologie de transition. Mais une transition vers quoi ? Le méthane est le plus grand facteur de risque potentiel : ici, des menaces se préparent à cause du dégel des sols, des lacs et des fonds marins de l’Arctique.

 

La désoxygénation de l’atmosphère et des océans, qui s’accélère lentement mais inévitablement dans les conditions actuelles, est un phénomène encore plus sous-estimé dans le débat public que l’augmentation de l’excédent de méthane dans l’atmosphère. La combustion des ressources fossiles en est le principal facteur anthropique. Actuellement, on libère chaque année autant de CO2 que l’oxygène atmosphérique (O2) est détruit par la combustion et les procédés industriels : environ 40 gigatonnes par an, ces deux chiffres continuant d’augmenter en raison des pratiques de combustion en cours.

 

Cela inverse en un clin d’œil le processus géologique qui a conduit, il y a 2,4 milliards d’années, à l’atmosphère riche en oxygène d’aujourd’hui qui a été nécessaire pour les organismes multicellulaires et, plus récemment, pour le développement de l’Homme. Certains éléments indiquent que l’appauvrissement en oxygène s’est accéléré avec l’augmentation du CO2 et que, en raison des rétroactions, dans un laps de temps relativement court, même dans l’histoire de l’humanité – peut-être seulement quelques milliers d’années –l’oxygène atmosphérique risque de s’effondrer, avec l’asphyxie de toute vie dépendant de l’O2. Seuls la fin des émissions de carbone fossile et le retrait de leurs concentrations excédentaires de l’atmosphère par la régénération de la biosphère, et d’autres mesures, ainsi que la séquestration permanente du carbone à grande échelle, peuvent ralentir ce processus.

 

Ledit budget carbone – la possibilité supposée de pouvoir émettre encore plus de gaz à effet de serre (GES) dans l’air sans prendre de risque significatif –est une pure fantaisie, un conte de fées commode pour maintenir le statu quo. Affaibli par la surexploitation des ressources biosphériques, le système mondial de gestion du carbone terrestre est si sensible, que les moindres fluctuations des concentrations de gaz à effet de serre et des températures sont synonymes de catastrophe. En réalité, ce budget était déjà obsolète au moment où les concentrations de CO2 avaient largement dépassé 280 ppm – en 1990, elles étaient déjà supérieures à 350 ppm.

 

Aucun parti, aucun politicien n’a encore fait face à ce problème – et pratiquement aucun des experts du climat eux-mêmes. Tout le monde parle de la neutralité climatique comme d’un remède miracle, bien que cela masque la vérité, est certainement trompeur et fait perdre un temps précieux en tant que but lointain et mobile. Les objectifs cruciaux – températures, concentrations – ainsi que les émissions sont toutes en deçà, et non au-dessus, des niveaux actuels.

Il faut des méthodes beaucoup plus puissantes que celles qui sont actuellement envisagées et débattues dans les cabinets et les parlements en Allemagne, en Europe et dans le monde entier : cela équivaut à une mobilisation générale. Néanmoins, elles sont possibles, relativement simples et existentiellement inévitables.

 

Il s’agit notamment des points suivants de la Décennie Régénératrice (earthdecade.org)

  1. L’introduction d’un budget de défense climatique pour l’élimination rapide des combustibles fossiles et le passage aux énergies renouvelables – cela représentera un pourcentage significatif du produit national brut, plusieurs fois supérieur au budget de défense nationale de la plupart des pays. Si 80 à 100 % de l’argent du plan de relance Covid encore affecté étaient également dépensés de cette manière, deux crises majeures seraient traitées d’un seul coup.

 

  1. Mettre en œuvre une diplomatie d’urgence climatique et mettre fin aux conflits armés dans l’intérêt commun de la lutte pour la survie contre l’ennemi commun – le réchauffement climatique dû aux combustibles fossiles. Cela inclut une planification européenne et mondiale, efficace et ouverte, de la gestion des migrations climatiques. En effet, plusieurs milliards d’êtres humains devront très bientôt chercher un nouveau foyer – même selon les hypothèses relativement optimistes du scénario « business as usual » RCP 8.5.

 

  1. La restructuration ciblée des industries fossiles par le biais de programmes de substitution technique, la suppression des subventions aux énergies fossiles et des mesures structurelles et d’aide à la transformation. Le démantèlement immédiat des réglementations massivement bloquantes pour les réseaux, le stockage et les systèmes de distribution des énergies renouvelables – soutenu par un nouvel ordre du marché des énergies renouvelables – ne peut plus attendre.

 

  1. Le remplacement des emplois dans les industries fossiles par des réformes structurelles prioritaires en faveur des industries renouvelables. Toutes les expériences montrent que ces industries renouvelables contribuent bien davantage à l’emploi et favorisent l’innovation.
  2. L’inversion des objectifs d’émission est la conclusion logique de la prise de conscience que la neutralité climatique seule ne suffit pas, et que les seuls objectifs dits d’émissions zéro ne sont plus suffisants. L’économie mondiale a besoin de stratégies capables de réduire les concentrations de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère.

 

  1. La classification des ressources en combustibles fossiles comme substances mortelles : leur extraction et leur distribution devraient être déclarées comme inacceptables après une courte période de transition et, dans un premier temps, ne plus être subventionnées mais fortement taxées à la source de l’extraction.

 

  1. La bioséquestration: le renforcement et la renaturation rapides de sols agricoles, de zones humides et de forêts sains et actifs sur le plan climatique.

 

  1. La séquestration industrielle : la transformation de l’industrie de la construction et de toutes les industries productives et manufacturières en processus de séquestration du carbone. Cela signifie la conversion à grande échelle du carbone atmosphérique en bois durable, en fibres de carbone et en d’autres produits à base de carbone solide, mais aussi leur consolidation rocheuse.

 

  1. L’exploitation complète des gains de productivité et d’innovation sans précédent pour une expansion massive d’opportunités d’emploi de qualité pour tous les nouveaux citoyens : réfugiés climatiques actuels et nouveaux.

 

  1. De nouveaux mécanismes de financement sont nécessaires pour soutenir les investissements à long terme, tels que la défossilisation, la réforme agricole et le reboisement, avec des rendements plus élevés aujourd’hui que les investissements à court terme. Il faut désormais des « banques du futur » qui créent des devises avec des taux d’intérêt négatifs encourageant l’investissement et dont les dépenses sont liées à des produits et services durables.

 

 

EUROSOLAR appelle à un recentrage et à un renforcement du « Green Deal » européen, au-delà des vœux pieux, de la neutralité climatique vers les énergies renouvelables à 100 %, vers une agriculture séquestrant le carbone, vers le boisement avec des forêts résistantes à la sècheresse ainsi qu’à la réorientation des directives européennes sur l’économie circulaire vers des règles et réglementations sur la séquestration du carbone à l’échelle de l’économie.

 

L’objectif doit être un monde positif pour le climat et négatif pour les émissions.


Peter Droege, article original paru dans le Klimat Reporter, 4 octobre 2021