Ensemble résidentiel économique “Les Pervenches” (151)

 

Ensemble résidentiel économique « Les Pervenches »      (151)

1927 – 1928

Non réalisée

 

Architecte: Maurice Braillard

Programme: 260 logements économiques

 

Localisation: 6-12, rue Louis-de-Montfalcon

et 1-9, rue Jacques-Grosselin

 

Carouge

Maître d’ouvrage : Belloni

 

“Si les plans de Monsieur Braillard sont acceptés et pourquoi ne le seraient-ils pas? nous verrons (…) à Carouge de grands immeubles, un peu étranges, sans doute, puisque très différents extérieurement de ceux auxquels notre œil est depuis longtemps habitué, mais où tout serait voué à l’hygiène et au confort”. C’est dans ces termes que le chroniqueur du Journal de Carouge décrit, dans l’édition du 23 mai 1930, un projet original, pour ne pas dire inédit, de 260 logements économiques à Genève.

 

Origines du projet

Bien que prévue sur un vaste terrain de 10’000 m2 appartenant à la Commune, l’opération est de nature privée. Le maître de l’ouvrage est un consortium d’entreprises, regroupé autour de l’entreprise Belloni dans la Société immobilière Pervenches. A l’instar des cités contemporaines de Vieusseux ou du Bachet-de-Pesay, le projet carougeois a été favorisé par l’adoption, en 1929, d’une loi qui engage l’État de Genève à soutenir la création de logements économiques. Cette loi prévoit d’accorder des avantages fiscaux et des subventions à des sociétés, fondations, associations ou particuliers construisant des logements à loyer modéré. Elle fait écho aux politiques bien plus ambitieuses de municipalités suisses allemandes et, à l’étranger, aux programmes de villes comme Vienne, Berlin ou Francfort.

 

Morphologie, système distributif, typologie

Le projet étudié par Maurice Braillard entre février et avril 1930 porte sur trois grands immeubles indépendants de quatre étages sur rez-de-chaussée placés en couronne d’ilot, mais en léger retrait des rues encadrantes. Sur le coté Sud bordé de villas urbaines, le dispositif est fermé par une rangée continue de garages doublée d’un mail d’arbres. L’espace central ainsi défini est aménagé en square, plus précisément en vaste jardin collectif ouvert sur les angles et parcouru par des cheminements piétonniers en communication avec la voirie urbaine. Favorablement orienté, végétalisé et abrité des nuisances, le jardin collectif favorise la vie de voisinage et l’identification des habitants.

Le système distributif porte sur deux escaliers extérieurs (un escalier dans l’unité moins longue) disposés côté rue. Aux étages, ils ouvrent sur des coursives de distribution, également sur rue.

La répartition des fonctions s’opère comme suit. Au rez-de-chaussée, les immeubles abritent, côté rue, une rangée d’arcades commerciales et, côté square, des espaces de service – chaufferie, buanderies, étendages – au-dessus desquelles se développent de grandes terrasses. Aux étages sont implantés les logements une majorité de deux pièces et quelques trois et quatre pièces disposés linéairement sur une trame modulaire large de 6,85 mètres. Les appartements présentent une conception uniforme par bandes fonctionnelles. Une première bande en communication avec la coursive regroupe les espaces de service soit l’entrée, la cuisine laboratoire et la salle de bain. Une seconde bande se développe face au jardin collectif, au soleil et au Salève. Elle correspond aux pièces d’habitation soit aux séjours (16 m2) et aux chambres (14 m2).

 

Conjuguer modernité et urbanité

Le projet ainsi défini synthétise des conceptions issues du Mouvement moderne et des préoccupations personnelles de Maurice Braillard.

Le plan d’ensemble est ainsi redevable au débat, central dans l’architecture résidentielle entre 1900 et 1930, sur l’éclatement de l’îlot traditionnel. Un débat conduit notamment dans le cadre des Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM), en particulier en 1929 lors du 2ème congrès à Francfort intitulé Die Wohnung für das Existenzminimum. Autour de 1930, une partie des avant-gardes préconise des dispositifs radicaux d’immeubles barres distribués uniformément sur un territoire assimilé à un fond neutre, à une nappe blanche. Les critères désormais prépondérants sont l’égalité des conditions d’habitation, la rationalisation de la construction, des systèmes de desserte et des espaces domestiques et, bien sûr, l’hygiène (air, lumière, soleil).

Mais le dispositif que Maurice Braillard met au point participe aussi de sa vision personnelle du fond territorial genevois et de son développement futur. Le secteur plat de Carouge, cité de travail et d’industrie, constitue pour lui l’assise naturelle au développement vers le Sud de la “ Grande-Genève” dont il proposera, cinq ans plus tard, une représentation synthétique dans le Plan directeur de 1935. Un plan d’urbanisme marqué par la culture moderniste de la nappe blanche ou de la table rase mais où – dans le même temps – le bâti détermine des espaces publics et collectifs différenciés en s’appuyant notamment sur le cadre naturel, en particulier sur la topographie et les relations visuelles avec le grand paysage.

Le traitement des volumes et des façades porte pareillement la marque de la tradition moderniste comme de préoccupations personnelles. D’une part, volumes simples nettement découpés, géométries élémentaires, ouvertures en bandeaux, épuration des surfaces, chromatisme clair. D’autre part, souci d’un traitement différencié des élévations sur square et sur rue. Côté square, l’on observe l’alternance régulière de bandeaux et de baies vitrées qui, en l’absence d’éléments de terminaison spécifiques, détermine une série ouverte. En d’autres termes, la façade comme expression d’un système constructif caractérisé par l’addition d’éléments normalisés ou encore par la répétition linéaire de plans de logements tous identiques. Côté rue, il y a, au contraire, affirmation de grands volumes prismatiques articulés structurés aussi bien  verticalement par des angles massifs et des montées d’escaliers en saillie qu’horizontalement, au rez-de-chaussée, par des rangées d’arcades et, aux étages, par les vides linéaires définis par les coursives. Des articulations qui établissent les immeubles en objet plastique. Visuellement prégnants, ils soulignent la continuité et rythment les flux des automobiles et des piétons. A un niveau plus symbolique, l’image forte des immeubles en fait des citadelles, des palais ouvriers.

La conception des immeubles – gabarit, système de desserte, distribution des logements – est influencée par les programmes de logements sociaux allemands, en particulier ceux développés à Berlin et à Francfort sur le Main. Des projets pilotes qui sont alors diffusées, comme nous l’avons vu, par les CIAM mais aussi par les expositions de logements économiques (Francfort 1929, Bâle 1930). A Carouge, comme dans les modèles allemands, la recherche d’économie induit un processus de rationalisation qui porte sur la standardisation de la construction, l’optimisation du système de desserte, la normalisation de l’espace domestique.

Dans le contexte local, les coursives évoquent un système de distribution répandu dans le vieux Carouge. A la différence notable qu’elles donnent désormais sur l’espace public de la rue. Aux Pervenches comme dans les modèles allemands de logements économiques, Dammerstock (1927) à Francfort et Dessau-Törten (1929) de Walter Gropius, Bugdeheim à Francfort (1929) de Mart Stam et Werner Moser, ce système de distribution participe d’une recherche guidée par des préoccupations économiques, mais aussi sociales et hygiéniques. Il limite le nombre d’escaliers et simplifie la construction. Mais surtout, il définit des seuils qualitatifs à l’articulation entre sphère publique et privée propre à favoriser la vie de voisinage. Autant d’avantages qui motivent, dans ces années, l’utilisation de coursives également en Suisse, notamment dans les immeubles de Hans Schmidt et Paul Artaria pour la cité de la WOBA à Bâle et dans la Cité-Vieillesse (1930) de Frédéric Mezger à Genève.

La conception des logements renvoie également au modèle du logement pour l’Existenzminimum développé à Francfort. On retrouve ses principales caractéristiques: uniformisation des plans, groupement fonctionnel des pièces, réduction des espaces de circulation, miniaturisation et spécialisation fonctionnelle. Autant de solutions économiques qui permettent de financer un équipement technique moderne : chauffage central, salles de bain et cuisines équipées.

 

De Carouge cité sarde à la « Grande Genève »

Combien même la Commission des travaux avait émis un préavis favorable, la proposition de Braillard ne dépassera pas le stade de l’avant-projet. Les procès verbaux du Conseil municipal de Carouge permettent d’en entrevoir les raisons.

Début mai 1930, Braillard avait présenté son projet dans le cadre d’une séance spéciale du Conseil municipal. Certains de ses membres se montrent alors circonspects quant à l’acceptation du projet par les électeurs. Les critiques portent sur les toits plats ainsi que sur les coursives qui induisent des passages devant les appartements susceptibles de perturber le calme et l’intimité des habitants.

Le groupe politique des Indépendants demande, pour sa part, le retrait pur et simple du projet Braillard (procès verbal de la séance du Conseil municipal du 11 juin 1930). Et, dans la foulée, le Conseil administratif adopte un règlement qui écarte définitivement tout risque de voir “ l’élévation de constructions genre Braillard ”. Ce règlement vise à harmoniser les futurs immeubles avec les “ jolies maisons de la Bessonnières et, à l’autre extrémité, (avec) l’école des Pervenches ”. Il prévoit ainsi que“ les immeubles à construire dans ce quartier devront … être prévus avec un aspect extérieur (façades et toitures) dans le style analogue à ceux dont les plans ont été présentés en mai 1930 par M. Néri architecte. Les toitures devront être prévues en tuiles plates vieillies d’origine suisse ”.

Le rejet du projet Braillard (aussi celui d’un homme et de son appartenance politique ?) et le règlement de construction soumis au Conseil municipal sont révélateurs d’un climat hostile à l’architecture moderne. La rationalité constructive et la rationalité distributive ne sont pas en cause, mais bien l’esthétique de la machine qui en découle. Bref, on retrouve ici la Querelle des Anciens et des Modernes qui s’étaient déjà enflammée en 1927 au moment du concours pour le Palais des Nations.

Mais l’opposition est aussi (surtout) motivée par la place dévolue à Carouge dans la Grande Genève alors en gestation. Braillard avait exposé sans fard au Conseil municipal la vision du développement urbain dont participait sa proposition : “ On a dit que Carouge devrait être une ville de villas, mais Carouge est destinée à devenir la continuation de la Ville de Genève ; sur une grande partie des terrains plats, nous verrons s’élever surtout des usines dès que la gare de la Praille sera faite et alors les villas disparaîtront ”. Le rejet du toit plat, de la modernité architecturale pourrait ainsi bien être révélateur d’une crainte plus profonde : celle d’une Carouge dégradée au rang de quartier urbain et, à l’image des communes suburbaines réunies à la ville en 1930, sans autonomie politique. Autrement dit, inscrire dans le règlement de construction les toits pentus et des typologies constructives en harmonie avec les villas des alentours participe de la préservation d’un statu quo synonyme d’identité et d’autonomie locale. Rejeter la citadelle ouvrière de Braillard, c’est prévenir le déclassement de Carouge en prolongement résidentiel de la zone industrielle de la Praille.

 

Carouge: ville de villas

Un nouveau projet, plus consensuel, étudié par Etienne Néri permettra de débloquer la situation : le procès-verbal du Conseil municipal (11 juin 1930) indique en effet qu’il “ a l’air de plaire à tous ceux qui l’ont vu ”. L’arrêté, soumis par le Conseil administratif en date du 20 juin 1930, approuve la vente des terrains dits “ des Pervenches ” pour la somme de 90’000 CHF. L’obtention de l’autorisation de construire dans les mois qui suivent permet d’ouvrir le chantier la même année. Les Sociétés immobilières des Pervenches réalisent, entre 1930-1934, les deux groupes qui bordent l’avenue Louis-de-Montfalcon et un groupe en bordure de la rue Jacques-Grosselin. A. Roch complète les squares – toujours sur les plans de Néri – avec un dernier groupe (1-5, rue Jacques-Grosselin) édifié en 1938-1939. En dépit de la crise économique, l’ensemble sera achevé moins de deux ans après le délai imparti par la Commune.

Du concept de Braillard, Néri conserve le dispositif formé d’immeubles hauts disposés parallèlement mais en léger retrait par rapport aux rues. Il crée ainsi un îlot salubre et décloisonné qui qualifie, d’une part, un espace rue traditionnel et, d’autre part, un vaste square ouvert aménagé en jardin collectif bordé par des allées d’arbres. Sur un point, Néri renforce le caractère urbain du projet : il renonce au retournement typologique (Braillard avait reporté côté rue les coursives de distribution traditionnellement confinées sur cour) privilégiant la hiérarchie traditionnelle avec façade et entrée principale sur rue. Mais il adopte également une série de spécifications qui visent à l’intégration au quartier de villas : définition des immeubles comme autant de volumes libres surmontés d’importantes toitures à 4 pans. Par ailleurs en augmentant le nombre d’unités et, de manière concomitante, en réduisant leurs dimensions (3 des 4 blocs ne comptent que deux montées d’escalier), il se rapproche de la typologie de la villa urbaine ou Stadtvilla.

Sur le plan du traitement architectural, Néri synthétise différentes traditions. La stratification tripartite – soubassement, corps principal, couronnement -, les axes de symétrie et l’enveloppe massive renvoient à une culture classique. La différentiation des parties, le traitement plastique et l’élégante simplicité du second œuvre confèrent par ailleurs un certain standing à des bâtiments qui abritent des logements assez modestes. À l’inverse, la géométrie élémentaire des formes, la linéarité des loggias et des balcons en porte-à-faux introduisent des éléments de modernité rendus possibles par l’emploi du béton armé. La force expressive résulte du contraste entre pleins et vides nettement découpés ou encore d’éléments suggérant le mouvement. Enfin, les parties communes des immeubles retiennent l’attention. Les entrées, scindées par des volées de marches, ouvrent sur un rez-de-chaussée surélevé éclairé naturellement. En particulier, les entrées du n°7 et du n°9 rue Louis-Montfalcon conservent un élégant aménagement Art Déco dans lequel apparaissent étroitement intégrés éléments fonctionnels (boîtes à lettres en bois et appliques métalliques) et décoratifs (grandes catelles couleur liège ou crème chargées de reflets bleutés, panneaux verts en stucs sertis par des baguettes en acier chromé, plafonds à renfoncements ovales).

Le système constructif des immeubles atteste également de la modernisation et rationalisation des techniques constructives durant les années 30. L’enveloppe massive en briques de ciment d’aspect traditionnel masque – fait remarquable – une des premières applications locales d’une ossature en béton armé à un programme d’habitation. La limitation des éléments porteurs internes aux parois des cages d’escaliers réalisées en parpaings permet de combiner pas moins de 5 appartements différents par palier, soit deux 2 pièces non traversant ainsi qu’à deux 3 pièces et un 4 pièces ouvrant sur deux côtés. Le système porteur ponctuel permet enfin d’optimiser la distribution des logements et de dimensionner les pièces en fonction de leur affectation.

La réalisation de Néri apparaît en définitive moins novatrice que le projet initial de Braillard. Le système constructif est certes très moderne, mais ses possibilités expressives faiblement exploitées. Plan d’ensemble et traitement architectural hybrident pareillement des modèles de référence de la fin du XIXe siècle avec des conceptions modernistes des années 20. Enfin, la rationalisation et la systématisation des plans sont moins poussées que chez Braillard. Dans un contexte emprunt de conservatisme, Néri opte pour une voie médiane entre tradition et modernité qui vaut surtout par sa cohérence d’ensemble et le soin apporté à la mise en oeuvre.

En définitive, si le projet de Maurice Braillard constituait une réponse à Carouge en tant que quartier résidentiel de la Grande Genève en lien avec le secteur industriel de la Praille, alors la réalisation d’Etienne Néri représente une réponse tout aussi précise à la vision urbaine concurrente, celle de Carouge “ ville de villas ”.

 

Paul Marti

 

Ce texte est adapté d’un article paru en 2001. Paul Marti « Immeubles 6-12, rue Louis-de-Montfalcon et 1-9, rue Jacques-Grosselin Carouge » in Jean-Marie Marquis (sous la dir.), Dictionnaire carougeois Tome IIIA Urbanisme et architecture à Carouge, Ville de Carouge 2001, pp. 202-208.