Mais quel outrage à la liberté? Les limitations protègent les plus fragiles

D'après un interview de Fabio Merlini par Francesca Rigotti

La Fondation Braillard Architectes, dans le cadre de son programme de culture et recherche The Eco-Century Project, poursuit sa lecture attentive de la réalité qui nous entoure, surtout dans ces moments particulièrement complexes dus à la pandémie. Nous entendons offrir à notre communauté des éléments de lecture, d’analyse et de compréhension de cette réalité, susceptibles de créer une dynamique de changement, à la fois imaginative et rigoureuse. Nous offrons ce mois la traduction de l’entretien du philosophe tessinois Fabio Merlini avec Francesca Rigotti publié dans le Corriere del Ticino, le 31 octobre 2020, intitulé “Ma che oltraggio alla libertà? Le limitazioni tuttelano i più fragili”. (Mais quel outrage à la liberté? Les limitations protègent les plus fragiles)


Francesca Rigotti: Le masque en temps de coronavirus, est-ce un outrage à la liberté?

Fabio Merlini: «Outrage» est un nom difficile, qui se réfère, pour ainsi dire, à une percée. «Outrageuse» est en fait cette action, cette injonction ou même ce jugement qui vont au-delà de la mesure, au-delà du juste, au-delà du licite.

Est-ce bien le cas? Je ne le crois pas. Nous sommes plutôt confrontés à cet ensemble de mesures qui limitent notre marge de manœuvre pour protéger la communauté au sein de laquelle nous nous trouvons, de la même manière, pour donner un exemple prosaïque, lorsque fumer fut interdit dans les espaces publics. Je ne vois pas comment on pourrait dire que ce genre de limitation constitue un outrage à la liberté. La liberté, comme autodétermination de la volonté, est une notion idéale, une idée limite, qui concerne un merveilleux processus d’émancipation, grâce auquel notre tradition a imaginé – à partir d’un certain moment – de donner une nouvelle direction à l’histoire des hommes et des sociétés. Mais lorsque nous descendons du ciel des idéaux vers la terre de nos vies réelles, nous voyons comment la liberté se reproduit dans un jeu continu de négociations qui concernent non seulement les conditions du monde extérieur, mais aussi le conditionnement de notre monde intérieur.

C’est d’abord dans la relation que chacun de nous entretient avec lui-même et avec ses  ressources que nous découvrons combien la liberté abstraite est une chose, alors que la liberté active, menacée ou inhibée dans le concret de notre vie quotidienne en est une autre. Je veux dire qu’une liberté incarnée est toujours une liberté dans laquelle chacun de nous est confronté à ses propres limites et moyens, aux autres, aux institutions, aux modes de vie. Or, si cela est exact, l’utilisation du masque me paraît une mesure prophylactique qui, compte tenu du contexte, ne constitue pas du tout une atteinte à la liberté. Au contraire, c’est un geste de responsabilité qui met en jeu l’idée que la société n’est pas seule, comme elles nous l’ont amené à croire ces dernières décennies, un espace concurrentiel dans lequel les individualités libérées de tout lien se font concurrence. Mais c’est aussi un lieu habité par des personnes vulnérables dans lequel affirmer des liens de solidarité. Je l’interpréterais alors plutôt comme un geste d’attention, de respect et de remise en question: aux autres; le respect des plus fragiles et des plus exposés et, enfin; rémise en question de cet individualisme narcissique, si fonctionnel à un consumérisme démesuré que, au fil des années a dangereusement desserré les liens sociaux.

Nous sommes dans une situation critique qui fait appel à notre sens des responsabilités. Ce qui implique certainement des sacrifices – plus ou moins grands selon notre place dans la société. Il ne faut pas se faire d’illusions: au-delà de l’urgence sanitaire, quelque chose a radicalement changé dans notre relation au monde, également à cause de cette prédation vorace des ressources qui, au fil du temps, a compromis radicalement l’équilibre entre civilisation et nature. Et nous ne sommes qu’au début. De plus en plus, nous serons contraints de faire face à une expérience de liberté très différente de celle à laquelle nous nous référons aujourd’hui lorsque nous ressentons l’obligation de porter un masque comme un abus de pouvoir. Si nous ne voulons pas être les artisans de notre propre extinction, nous devrons nous habituer à repenser la liberté à partir d’une série de contraintes sans précédent, c’est-à-dire ds droits d’autrui qui ne peuvent se réduire à la seule conception actuelle du sujet susceptible de reconnaissance. Une réflexion qui finira nécessairement par changer l’idéal moderne de l’autodétermination. C’est inévitable lorsqu’une civilisation découvre qu’à la longue son style de vie n’est plus fonctionnel à  la reproduction de la vie, quelle que soit sa forme.

F. R.: Il y a un climat dans lequel une censure subtile et généralisée étouffe les critiques, offensant et moquant ceux qui osent la faire avancer. Vous êtes d’accord?

F. M.: L’acte d’une césure subtile et généralisée je l’ai plutôt averti  au cours des dernières décennies dans des domaines tels que l’éducation, la connaissance, la recherche, la technologie par rapport à ces voix qui ont tenté de remettre en question l’esprit du temps ; de s’opposer à l’affirmation d’un langage à forte connotation économique dans lequel tout aurait dû être transformé en agent ou source de production de valeur. Durant les récentes décennies, les slogans et les impératifs se sont répétés jusqu’à l’épuisement, voire à la nausée, qui voulait nous faire croire que la vie n’a de sens que dans la mesure où elle est mobilisée pour faire entreprise; que le seul progrès possible aurait été celui généré par les apport technologiques ; que sans une mise à jour continue des nos compétences il n’y aurait aucun espoir ; que seules des recherches ancrées dans l’expérience et visant à produire des résultats immédiatement utilisables seraient légitimes.

C’est par rapport à ce mantra que j’ai vu – et vois encore – s’installer une censure subtile, omniprésente et même séduisante: à tel point qu’elle se transforme souvent en autocensure. Je perçois moins cependant la césure à laquelle fait allusion votre question, puisque ces derniers mois nous avons vu et entendu tout et son contraire : déni, conspiration, culpabilité, théories catastrophistes. Sans parler des inévitables diatribes entre les différentes communautés scientifiques. Le fait est que nous vivons dans un contexte de communication où l’alibi de la démocratisation de l’information sert surtout à multiplier le non-sens et la paranoïa, sans qu’aucun contrôle n’intervienne pour réguler le trafic. Cependant, la situation est différente dans les pays où ceux qui gouvernent cherchent une bonne excuse pour se débarrasser des organes démocratiques et de la séparation des pouvoirs. Il est vrai que dans ces cas on a assisté à une instrumentalisation politique du virus, pourtant selon deux logiques opposées : celle de l’alarmisme et celle de la relativisation, sinon du pur déni. Très exemplaire  du second cas de figure m’a semblé le geste flagrant avec lequel Trump, après sa sortie de l’hôpital, s’est débarrassé du masque devant les médias. Comme pour dire: «Je suis invulnérable, je n’en ai pas besoin». Je me demande si la polémique sur l’usage du masque et les autres restrictions ne sont pas un moyen, peut-être inconscient, d’affirmer une fois de plus notre toute-puissance, pour ne pas regarder notre fragilité en face.

F. R.: Partout dans le monde, y compris en Suisse, il y a eu plusieurs manifestations contre les mesures de confinement. La peur est aussi une paralysie de l’économie. Certains disent: c’est bien de sauver notre santé, mais alors si nous n’avons plus de travail …

F. M.: Et s’il y a du travail, mais que la santé ou la vie échouent ? Les dispositions relatives à la santé par le confinement ont un sens dans la mesure où elles ont vocation à éviter un mal pire, par exemple une paralysie économique encore plus radicale ; la congestion totale des hôpitaux ; une mortalité et une souffrance sans précédent. Ce à quoi nous sommes appelés, je le répète, c’est un exercice de responsabilité et de respect qui doit pouvoir trouver une ligne d’intervention efficace capable de servir de médiateur entre différents intérêts. Il faut également accepter le fait que dans les situations d’urgence où la dimension de l’inconnu est dominante, les informations disponibles sont souvent insuffisantes et contradictoires. Mais c’est tout ce sur quoi nous pouvons compter pour prendre des décisions qui constituent le moindre mal, sans tergiverser. Ce sont précisément les situations dans lesquelles il semble judicieux d’appliquer le principe de précaution. Et, franchement, je trouve très difficile à cet égard de penser que quiconque agit de mauvaise foi, sauf dans les cas que j’ai mentionnés ci-dessus. Voulons-nous penser que les décisions prises sur la base de ce principe constituent un geste d’irresponsabilité envers les entreprises et les travailleurs ? De même, il semble inapproprié de considérer ces décisions en général comme une capitulation face à une volonté totalitaire, préjudiciable à nos droits. Toute situation de crise a son coût aussi bien économique qu’humain. Et, à juste titre, chaque situation de crise attribue un rôle à l’État, pendant et après. Cependant, c’est précisément dans ce contexte que l’on découvre à quel point sont imprudentes et à courte vue ces politiques qui en temps de normalité promeuvent l’idée de la fonctionnalité systémique de l’État faible, comme si seul un État boiteux et faible permettrait à la société de libérer ses initiatives et l’esprit d’entreprise de ses citoyens. Nous avons vu de première main que les choses ne sont pas du tout comme ça.

F. R.: On parle souvent du manque de proportionnalité entre le problème à résoudre et les mesures pour y parvenir. Et, par exemple, les restrictions de mouvement imposées aux plus de 65 ans dans les moments de crise aiguë sont citées. Qu’est-ce que tu penses?

F. M.: Ceux qui parlent d’un manque de proportionnalité ont évidemment accès à des connaissances et des informations qui ne sont pas autorisées au commun des mortels. Il ne faut pas oublier que les mesures en question ont pour fonction de prévenir un phénomène pour lequel on sait seulement que, s’il est laissé à se développer sans entrave, il pourrait avoir une dimension catastrophique non seulement pour les personnes directement impliquées, mais aussi pour la société dans son ensemble. Le doute seul me paraît suffisant pour les justifier. Il faut se mettre à la place de ceux qui sont appelés à prendre des décisions: peuvent-ils se permettre de prendre le risque ? De quelles informations dispose-t-il ? Sur la base de quelles preuves ? Il n’y a pas de certitudes absolues, puisqu’il n’y a pas d’équation entre la connaissance scientifique et la vérité incontestable. Cependant, il existe des croyances, et aussi grande que puisse être la confusion, bien que le contraste entre les croyances radicales, certaines croyances et certaines théories sont plus fondées que d’autres. J’ajouterai également que la pandémie radicalise une situation que nous connaissions déjà avec la crise environnementale. Aujourd’hui, nous sommes et serons de plus en plus confrontés à des situations d’urgence à gérer dont les marges d’erreur dont nous disposons sont considérablement réduites.

Nous ne pouvons plus nous consoler avec l’idée que nous pouvons toujours apprendre de nos erreurs, car il y a des cas où l’échec signifie la fin : soit on a la bonne solution, soit tout s’effondre. Cela me semble également être le cas dans la pandémie actuelle. Si tel est le cas, notre liberté doit être radicalement repensée. Je comprends très bien les réactions d’impatience, mais je me demande si au lieu de blâmer les experts et les dirigeants, il n’est plus correct d’essayer de se demander pourquoi ce type particulier de pandémie aujourd’hui. Plutôt que de minimiser ou d’accuser, s’interroger sur la leçon à tirer. Nous aurions dû comprendre maintenant que la gravité d’un danger n’est pas toujours à la mesure de sa perception. Bien que personne ne le voit directement, le virus a pu provoquer des réactions capables de contenir sa propagation depuis son apparition, du moins là où il a été pris au sérieux. Le fait qu’il ne soit pas reconnu à l’œil nu ne signifie pas que ses effets pathogènes ne sont pas immédiats et même très visibles. En fait, ce sont deux caractéristiques qui, je le répète, ont pu suggérer de manière tout aussi immédiate des mesures de confinement efficaces, à tel point que dès que nous avons baissé la garde, la situation est revenue à un état critique, avec une rapidité déconcertante. Ce qui en soi est un argument fort en faveur de la précaution. Cependant, toutes les urgences ne sont pas caractérisées par la même immédiateté et la même visibilité. Il n’en reste pas moins que, dans ce cas, nos sociétés ont fait preuve d’une remarquable capacité de réaction. Il en va différemment lorsqu’il s’agit d’effets tout aussi destructeurs, mais moins immédiats et évidents au niveau de la perception.

Depuis des décennies, une communauté scientifique désormais d’accord envoie des messages désespérés aux gouvernements et aux citoyens du monde entier sur l’urgence climatique et environnementale, où, données en main, un réalité se confirme certainement pas moins critique que celle que nous vivons actuellement, mais certainement moins reconnaissable dans notre vie quotidienne distraite.

Au moins jusqu’à ce qu’une fille très déterminée, atteinte du syndrome d’Asperger, vienne sous les feux de la rampe nous crier au visage, les yeux à la fois abattus et en colère, que le roi est nu et qu’il est temps d’assumer nos responsabilités. On sait aussi qu’il existe une corrélation précise entre la propagation des épidémies et la destruction de la biodiversité, due à la dégradation des écosystèmes individuels, celle-ci liée à l’expansion imprudente des activités humaines. Détruire les habitats pour les réoccuper et les modifier selon nos intérêts, c’est forcer les virus «locaux» à trouver d’autres contextes de reproduction que les originaux. Et quel environnement est plus favorable que nos propres corps, si nombreux, promiscus et mobiles?

Au lieu d’être indignés par une restriction momentanée de notre liberté de mouvement, nous ferions mieux de réfléchir à ce qui ressemble presque à un ultimatum désespéré qui nous est adressé par le monde naturel : « Vous avez les ressources et l’intelligence pour commencer tout de suite, comme vous le savez faire l’hiver dernier avec les mesures d’endiguement du COVID 19, un changement de cap radical et soudain dans lequel la responsabilité et la solidarité envers toutes les manifestations de la vie remplacent les simples rapports de domination. Alors n’hésitez plus, agissez !  » Face à cet avertissement, les récriminations concernant la liberté violée me semblent une fois de plus une tentative de réaffirmer notre suprématie et notre omnipotence, notre seul droit de disposer librement de nous-mêmes. Quand, au contraire, c’est en regardant notre vulnérabilité en face qu’une autre relation au monde sera possible.

Spinoza avait déjà parlé de la liberté comme d’un travail continu d’amendement d’idées inadéquates, ayant comme but une meilleure compréhension des choses. Peut-il jamais y avoir de liberté en dehors de ce travail incessant ? Et pourquoi ce travail serait-il incompatible avec les recommandations de prudence et de responsabilité auxquelles nous sommes appelés aujourd’hui ?